Un objet “en train de se faire”
Le Métavers constitue “un nœud communicationnel, culturel et social contemporain de premier plan” (Péquignot J., Roussel F.-G., 2015), vers lequel des entreprises convergent, mais aussi une multitude de sous-écosystèmes, d’organisations et de collectifs, impulsant ou étant la résultante d’une vaste production de connaissance, parfois au niveau étatique ou supranational et de financements possibles.
Une chaîne de valeur multicouches et complexe
La convergence des acteurs vers le Métavers n’est pas simplement un effet d’opportunité ; elle est nécessaire à son émergence. Derrière la couche “applicative” du Métavers, celle qui est visible et qui incarne ses usages, il existe de nombreuses couches techniques nécessaires à son fonctionnement. Pensons par exemple au web, qui nécessite des infrastructures de réseau (fibre, câbles, réseaux mobiles…), d’hébergement (cloud), une gestion du trafic, la sécurisation des transactions, la visibilité des services numériques (publicité, référencement dans les moteurs de recherche et app stores, etc.), la logistique numérique (téléchargements) ou physique (livraison), etc. Le Métavers ne nécessite pas de couches fondamentalement différentes de celles du web, mais il redistribue (potentiellement) les cartes des acteurs, dont certains ont acquis des positions dominantes. L’analyse du Métavers doit donc prendre en compte la structuration de son écosystème d’acteurs, des modèles économiques du numérique et des dynamiques d’usages variées qui se sont construites au cours des vingt-cinq dernières années. Pour bien comprendre les (en)jeux d’acteurs et de structurations d'écosystèmes, nous proposons de reprendre de manière synthétique la représentation multicouche de Jon Radoff, représentant la chaîne de valeurs du Métavers (voir schéma ci-après). Cette représentation a pu être critiquée pour différentes raisons (risque normatif, vision restreinte, visée au service de son auteur, etc.), mais il nous semble que ce type d’illustration permet néanmoins une première entrée heuristique intéressante pour expliquer assez simplement les (en)jeux d’acteurs et “ce qui se joue” entre les différentes couches. C’est donc avec précaution, et surtout dans leur confrontation, qu’il faut considérer ce type de représentations. C’est aussi dans l'interaction des couches entre elles.
La couche “Expériences” (1)
La couche “Expériences” correspond aux usages, qui couvrent alors un périmètre de possibilités très variable selon la définition que l’on attribue au Métavers.
La couche “Découverte” (2)
La couche “Découverte” désigne les processus et médiations qui poussent les individus à découvrir de nouvelles expériences (la publicité, par exemple). Cette couche est d’ores et déjà cruciale dans les modèles économiques actuels, et le sera tout autant dans des univers immersifs où la question de l’organisation des contenus et leur accès sera déterminante pour la création de valeur économique. À ce titre, Radoff indique que les NFT [[[Un jeton numérique (ou token en anglais), fongible ou pas, est un actif numérique (un avatar, la tête de l’avatar ou encore un cheveu de cet avatar), unique, émis et échangeable sur un réseau de blockchain. La “tokenisation” fonctionne comme un mécanisme juridique souple, par lequel les individus sont en mesure de définir les propriétés numériques et physiques de droits programmés. Les jetons numériques non fongibles peuvent être utilisés pour différentes finalités : l’adhésion (les communautés fermées peuvent fournir des adhésions sous la forme de NFT afin de concrétiser la rareté des places d’un club fermé), la fidélité (équivalent au cumul des points), la billetterie (un billet sous forme de NFT garantit son unicité et son authenticité), l’identification de biens numériques ou physiques (les NFT peuvent être attachés à des articles physiques pour assurer leur traçabilité et la transparence), le vote, etc.]]] et le partage d’expériences et d'événements en temps réel sont des vecteurs importants de la sociabilité en ligne qui seront renforcés dans les métavers ; des pratiques sociales par ailleurs déjà bien identifiées et renseignées dans les jeux vidéo et autres univers virtuels en ligne.
La couche “Économie de la création” (3)
La couche “Économie de la création” incarne la facilité pour tout un chacun de produire et de partager des contenus (textes, vidéos, sons, objets, etc.) sur la toile. Dans sa présentation d’octobre 2021, Mark Zuckerberg mentionne près de quarante fois (en près d’1h15 de présentation) le terme de créateurs, en indiquant que ces derniers, et les artistes notamment, pourront produire et proposer directement leurs produits, services et expériences à leur “public” (ou cible). Deux visions s’opposent quant à la manière de concevoir cette économie de la création, entre continuité des modèles prédominants existants (centralisés) et modèles plus ouverts et décentralisés (cf. couche “Décentralisation” (5) ci-après).
La couche “Informatique spatiale” (4)
La couche “Informatique spatiale” symbolise pour l’auteur l’hybridation toujours plus forte entre monde physique et monde simulé. Elle comprend par exemple les interfaces et systèmes de reconnaissance de mouvements et de la voix, les données ou encore les moteurs de rendu graphique. Un grand nombre d'acteurs se positionnent ou tentent actuellement de se positionner sur cette couche, à l’instar des concepteurs de moteurs 3D, tels Unreal Engine Epic Games et Unity. Ces derniers, via les licences qu’ils proposent, pourraient devenir des acteurs puissants de cette chaîne de valeur. Dans sa licence de base, Unreal Engine, le moteur de jeu vidéo développé par Epic Games (qui est notamment à l’origine du jeu Fortnite), perçoit une redevance de 5% pour un jeu qui intègre du code d'Unreal Engine dont le revenu brut dépasse le million de dollars. Dans ce cas, le premier million de dollars est exonéré de redevances.
La couche “Décentralisation” (5)
La couche “Décentralisation” fait ici référence, de façon schématique, à deux visions du monde qui s’opposent sur la manière de construire le Métavers, ou ses différentes incarnations. D’un côté, la transposition des modèles d’affaires actuels, principalement développés depuis l’apparition des grandes plateformes en ligne. Si les modèles marchands du Métavers évoluent en ce sens, les éditeurs de métavers, sur le modèle des plateformes actuelles, pourraient déployer des modèles dans lesquels chaque utilisateur qui développe une activité marchande se voit prélever une commission, comme dans les magasins d’applications actuels. De l’autre, l’émergence d’un ou plusieurs métavers décentralisés, reposant sur l’idéologie du Web3 (cf. “Une troisième voie ?”). Certains acteurs occupent d’ores et déjà une place centrale dans les mondes virtuels fondés sur la blockchain [[[La blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle. Elle constitue une base de données qui contient l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateurs depuis sa création, sécurisée et distribuée : elle est partagée par ses différents utilisateurs, sans intermédiaire, ce qui permet à chacun de vérifier la validité de la chaîne. Il existe des blockchains publiques, ouvertes à tous, et des blockchains privées, dont l’accès et l’utilisation sont limitées à un certain nombre d’acteurs. Une blockchain publique peut donc être assimilée à un grand livre comptable public, anonyme et infalsifiable. Comme l’écrit le mathématicien Jean-Paul Delahaye, il faut s’imaginer ‘un très grand cahier, que tout le monde peut lire librement et gratuitement, sur lequel tout le monde peut écrire, mais qui est impossible à effacer et indestructible.]]]. Des acteurs comme Ethereum ou Polygon, qui fournissent les infrastructures de chaîne de blocs et de leur gestion, jouent un rôle pivot dans ces modèles. Il en va de même pour les infrastructures d’échange de NFT, équivalents des titres de propriétés dans ces espaces. Une place de marché comme OpenSea y occupe ainsi une place centrale.
La couche “Interface humaine” (6)
La couche “Interface humaine” correspond aux terminaux et dispositifs par lesquels l’utilisateur accède à une expérience immersive, ainsi que le type d’expérience qu’il pourra vivre. Cette couche occupe une part très visible des débats et des spéculations autour du Métavers, puisque si les casques de réalité virtuelle/mixte sont souvent mis en avant, d’autres évoquent un spectre allant du téléphone aux interfaces neuronales.
La couche “Infrastructure” (7)
La couche “Infrastructure” regroupe les technologies (réseaux, processeurs, etc.) qui “active[nt] nos appareils, les connecte[nt] aux réseaux et diffuse[nt] du contenu” (Radoff J., 2021). Les promesses du Métavers appellent le développement d’infrastructures en fibre optique et réseaux mobiles (5G, 6G…nG) toujours plus performants.
La valeur créée par les services et expériences dans les métavers dépendra, pour beaucoup, des coûts liés aux infrastructures et à leurs modalités techniques d’accès (d’où les différents projets de “constellations satellitaires” et les enjeux stratégiques qui se jouent entre les grandes plateformes du web et des réseaux sociaux autour des câbles sous-marins de télécommunications par lesquels la très grande majorité des données numériques mondiales transitent). Par ailleurs, tout comme dans les modèles actuels de plateformes numériques, de nombreux acteurs techniques ou économiques ont réussi à bâtir des services qui s’imposent aux sites web et applications (hébergement, paiement, gestion du trafic, publicité, etc.). À cet égard, voir “La chaîne de valeur du Métavers”.